Jeannette et Coline ou enseigner les Lettres, c’est un métier
Jeannette était professeure de Lettres dans un collège de l’Yonne, Coline y enseignait les mathématiques. Elles s’appréciaient beaucoup, parlaient souvent de leurs élèves, de leurs stratégies pour les faire progresser. Elles travaillaient d’arrache-pied sans « être plus riches au bout de l’année » comme aurait dit Voltaire. La retraite leur causait du souci : faudrait-il venir enseigner en déambulateur ? Leur collège était tout en escaliers…Optimiste, Jeannette pensait qu’elles seraient mortes avant, Coline plus imaginative, se prit à rêver d’autre chose…, et puis Pythagore et Thalès étaient de vieux messieurs qui ne la faisaient plus rêver.
Sur ces entrefaites arriva une lettre qui invitait les enseignants volontaires, quelle que soit leur matière, à passer une certification pour enseigner les Lettres. « Quelle belle opportunité ! C’est pour moi, se dit Coline qui n’aimait rien tant que lire, et en plus, ça rendrait service à la collectivité puisqu’il n’y a pas assez d’enseignants de Lettres ! ».
L’idée fit gentiment son chemin dans l’esprit de Coline mais elle n’en avait pas encore parlé à Jeannette. Elle voulait lui faire la surprise d’assister au conseil d’enseignement de Lettres avec elle en fin d’année. Or un soir qu’elles corrigeaient des copies en attendant le conseil de classe des 3° 4, Coline lança son crayon, dépitée : « cet Enzo, si je ne lui ai pas dit cent fois qu’égalité ne prend pas de « e » ! »
– Si tu ne lui as pas expliqué pourquoi, sourit Jeannette, il y a peu de chances qu’il retienne la chose ! Et pour dérider son amie, elle ajouta : Enseigner le français, c’est un métier, il faut connaître l’étymologie, au minimum…
Mais Coline garda les yeux obstinément baissés sur son paquet de devoirs. Les semaines passèrent, elle ne mangea plus avec ses collègues, consacrant tout son temps libre à préparer l’entretien préalable à la certification. C’était un gros travail. « Et si tu passais plutôt l’agreg de maths ? » demanda un jour son compagnon, « ça ne te prendrait pas plus de temps et au moins, tu pourrais postuler au lycée, voire en fac ? ». Elle était fatiguée, bloquait en particulier sur les « compétences psycho-sociales majeures », l’empathie… Elle voyait d’autant moins qu’elle avait lu autre chose dans les attendus de fin de cycle, en 5° par exemple.
Toujours est-il que Le moment de l’entretien arriva. Coline avait transmis le dossier à préparer en amont, elle s’attendait à des questions assez précises sur la façon dont elle pensait intégrer la conjugaison à la séquence « récits de soi », mais au final le jury semblait avant tout soucieux de s’assurer qu’elle saurait « tenir une classe », et ne serait pas absente. Le jury ne lui dit pas si elle pourrait bénéficier de formations, si elle aurait un tuteur. Elle fut prise. Ce fut le début des déconvenues.
Au moment des conseils d’enseignement de fin d’année, contre toute attente, elle ne fut pas conviée à celui de Lettres.
– Ne vous inquiétez-pas, c’est normal, lui expliqua son chef d’établissement, au collège, nous avons besoin d’heures et en Lettres, et en Histoire. Le rectorat a donc nommé un PLP Lettres-Histoire qui vient de perdre son poste au lycée de X… Vous, reprit-il, vous irez faire un complément de service au collège de Z… Ce n’est pas si loin, et puis vous aurez une heure de décharge, ajouta-y-il comme pour la consoler.
Coline sortit du bureau, elle était au bord des larmes en arrivant en salle des professeurs.
– Qu’est-ce- qui arrive ? s’inquiéta Jeannette.
Coline déballa tout, soulagée. Jeannette ne lui fit pas la morale. « Ma pauvre, se contenta-t-elle de dire, ça veut dire que tu devras aller à Z… au moins deux fois dans la semaine, adieu ta demi-journée de libre. Et puis tu vas devoir prendre ta voiture, Z… en transport en commun, c’est galère ! Sans compter, songea-t-elle mais elle se garda bien de le formuler à haute voix, que tu devras faire face à l’hostilité des collègues de Z, tu seras tenue pour un prof au rabais… Je t’aiderai de mon mieux, conclut-elle, sèche tes larmes.
Toutes deux passèrent un été studieux à préparer des séquences de français. Cela éloigna d’elles « trois grands maux, l’ennui, le vice et le besoin ».